Modern Composers
International Music Festival

« Réenchanter le monde avec des sons ». Entretien avec Michel Petrossian, compositeur

Lauréat du Grand prix lycéen des compositeurs (aujourd’hui renommé SuperPhoniques), Michel Petrossian nous présente sa nouvelle œuvre, Timkat, inspirée d’une fête religieuse éthiopienne, et que l’Ensemble vient d’enregistrer en vidéo à la Philharmonie de Paris, sous la direction de Léo Margue.

« Réenchanter le monde avec des sons ». Entretien avec Michel Petrossian, compositeur.Michel Petrossian, vous avez remporté le Grand prix lycéen des compositeurs (renommé cette année SuperPhoniques) en 2023 avec L’Ange Dardaïl, votre solo de violoncelle. Pouvez-vous en quelques mots évoquer cette rencontre fructueuse avec les lycéen.ne.s ?

C’est certainement l’un des événements qui ont le plus marqué mon activité de compositeur récemment, une expérience qui m’a rempli d’espérance et de certitude s’agissant de notre rôle d’aller chercher le public et de nous mettre à l’écoute de ses questionnements. J’ai sillonné la France durant trois mois et fréquenté pas moins de dix-huit établissements en compagnie de Simon Bernard ou Julie Quiquerez en charge de ces rencontres des SuperPhoniques. Et malgré la diversité des régions et des établissements (5 000 lycéen.ne.s et collégien.ne.s ont participé au concours 2023), revenait souvent une même question, anodine mais fort pertinente : pour qui composez-vous ? J’ai reçu quinze pages de leurs réactions qui m’ont beaucoup touché et j’ai pu mesurer le travail étonnant fourni par les professeur.e.s et leurs élèves dans le cadre de cette belle initiative.

Timkat fait référence à la fête religieuse la plus importante d’Éthiopie dont vous êtes allé capter in situ les manifestations sonores : « J’ai enregistré des cérémonies avec une centaine de femmes qui chantaient accompagnées de begenas, de grandes harpes portatives à dix cordes », dites-vous. Pourquoi ce choix s’agissant d’une commande pour grand ensemble sans la présence de voix ?

J’ai ce besoin d’émerveillement en moi, ce désir de réenchanter le monde par les sons ; et j’ai trouvé très stimulant le fait de confronter le « nec plus ultra » de la musique contemporaine avec une manifestation, la Timkat (photo ci-dessous), qui est aux antipodes, historiquement, culturellement et spirituellement, de notre monde d’aujourd’hui, sachant que l’Éthiopie se situe aux origines de l’humanité. J’ai voulu retrouver ce souffle qui remonte du fond des âges, toujours vivant à travers les fêtes qui s’y déroulent ; une manière pour moi de relier ces extrêmes, de faire vivre cette continuité à travers les siècles et de créer un sens nouveau à partir de cette confrontation.

Quant à mon rapport à la voix, je dirais que tout ce que j’écris chante, me ralliant à une certaine conception italienne de la musique en vertu de laquelle l’instrument est une voix. Ma pièce pour alto seul, Vénus de Lespugue, l’une des plus radicales en matière d’écriture que j’ai achevée peu après Timkat, ramène au chant intérieur, intime. Il faut préciser que j’ai un opéra en chantier depuis quelque temps et que tout ce que je compose à côté s’y rapporte, d’une façon ou d’une autre.

Quelle proximité entretenez-vous avec votre modèle ? Avez-vous recours à des instruments traditionnels ?
Aux instruments de l’Ensemble intercontemporain que je convoque dans son plein effectif, j’ai ajouté des percussions plus rares comme les tsénatsils, des sistres éthiopiens. Mais j’ai davantage cherché à reconstituer à ma manière, avec les ressorts de la lutherie d’aujourd’hui et mon propre imaginaire, les sonorités que je voulais entendre ; les begenas par exemple, que vous citez, sont des instruments ancestraux visibles sur les bas-reliefs babyloniens. Je tente d’en restituer le timbre à travers le son de la harpe hybridé par des chaînettes métalliques et celui des cordes jouées avec des plectres. J’entretiens ainsi différents types de rapport avec la musique traditionnelle, entre littéralité (le tsénatsil et sa touche exotique) et distance. Le modèle est d’ailleurs moins le chant éthiopien lui-même, que j’ai étudié en profondeur, que ce phénomène extrêmement complexe qu’engendre l’ensemble des événements sonores durant la fête du Timkat : processions diverses et simultanées, vortex de chanteuses et chanteurs forment une pluralité de strates sonores à la Charles Ives que j’intègre de manière organique.

 

Vos recherches menées au cœur des textes anciens vous ont amené à apprendre une dizaine de langues : « Je me suis rendu compte que les textes anciens étaient écrits pour l’oreille », dites-vous. La langue amharique (n.1) vous est-elle également familière et a-t-elle eu une incidence sur votre écriture ?
Dans le cadre de la Timkat, qui est une sorte de rituel, c’est le guèze, la langue liturgique d’où est issu l’amharique, qui prévaut ; je ne l’ai pas appris au cours de mes études, suivies à l’École des langues et des civilisations de l’Orient ancien et à la Sorbonne, mais je sais le déchiffrer et je peux même le chanter. La musique de la langue (ses gutturales, ses accents, ses couleurs) est indissociable de la mélodie et a certainement des incidences plus ou moins conscientes sur mon écriture instrumentale.

Ce qui m’attire dans ces terres lointaines, outre leur charme infini, c’est le mystère de cette continuité et le mode holistique d’une civilisation où les manifestations de la vie et de l’art sont liées, un modèle qui nourrit mon imaginaire et qui participe à cet élan d’émerveillement et de réenchantement du monde qui m’habite.

Est-ce une musique que vous destinez tout particulièrement aux « jeunes oreilles » ?
Je dédie Timkat à Constance et à Gaspard, respectivement lycéenne et collégien (mes deux enfants), « afin que leur imaginaire d’enfant demeure », tel que je l’écris sur la partition en exergue. Je l’adresse aussi aux lycéen.ne.s, collégien.ne.s et enfants qui sommeillent en nous ; et, en cela, j’espère que la pièce est destinée à toutes les oreilles. Je crois qu’aujourd’hui il faut savoir véhiculer une forme de positivité, des beautés possibles, partagées, l’idée de la fête au sens noble du terme. Timkat est ce message vibrant et fraternel à l’adresse de tous ces jeunes qui savent s’enthousiasmer au contact des belles choses : preuve en est leur accueil si chaleureux fait au quatuor Diotima en avril 2023, après leur interprétation du quatuor à cordes Ainsi la nuit de Dutilleux !

1. L’amharique est une langue chamito-sémitique de la famille des langues sémitiques, une famille au sein de laquelle elle occupe, quant au nombre de locuteurs, la deuxième place après l’arabe.

Photos (de haut en bas) : © EIC/ DR / EIC  /EIC

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